Il était une fois un pays, né de la politique coloniale du Royaume Uni, et qui a cherché quatre décennies durant à définir son autonomie au sein du concert des nations. C’était le Canada de Lester Pearson, prix Nobel de la paix et grand architecte de la résolution de la Crise de Suez, c’était la fédération « bilingue » de Pierre Trudeau dont la politique a cherché à différencier son pays autant de son puissant voisin que de la tradition coloniale de son ancienne puissance tutélaire. Ce pays là, dirigé tour à tour par Lester B. Pearson, Pierre-Elliott Trudeau mais aussi par Brian Mulroney et Jean Chrétien, était un pays qui se voulait un « honest broker » parmi les acteurs du monde, un « team player » dans le jeu multilatéral des grandes institutions internationales. Un pays en quête d’autonomie Le Canada de ces années-là pouvait être dirigé par un gouvernement de centre-gauche comme il l’a été sous la férule de Pearson et de Trudeau durant les années 60 et 70 ; de droite pendant le mandat de Brian Mulroney au cours des années 80 et de centre-droit sous Jean Chrétien durant les années 90. Mais ces changements politiques n’ont pas affecté pour autant son cap : fonder et opérer une culture politique autonome des grandes influences qui l’avaient jusqu’ici déterminées. Les diverses Commissions royales ont ainsi dessiné à travers des institutions originales dont le pays s’est progressivement doté, le périmètre d’une certaine canadianité politique susceptible d’être reconnue à la fois par ses concitoyens et par le reste monde. Aussi les gouvernements pouvaient changer de couleur, de libéral à conservateur, parfois même à l’intérieur d’un même parti -cela est advenu au sein du parti Libéral fédéral où se sont affrontées toutes les tendances-, le navire suivait sa route lentement mais sûrement en évitant les icebergs des extrémismes. Hors de ses frontières, l’image du Canada était celle d’un pays en mesure de garder ses distances avec son encombrant voisin au risque de l’irriter parfois. Ce fût le cas lors du conflit du Vietnam où le pays ouvrit ses portes à 60,000 « draftdodgers » qui avaient choisi de franchir la frontière canadienne pour ne pas partir à la guerre. Il ne faut pas rêver, ces « déserteurs » n’auraient pas eu cet accueil si le gouvernement fédéral, dirigé alors par Pierre-Elliott Trudeau, l’un des plus pacifistes et des plus cultivés hommes politiques de son temps, n’avait pas pris fait et cause pour eux. Ce Premier ministre en effet ne cachait pas son dédain pour Nixon et personne à Ottawa n’était intimidé par l’embargo américain contre Cuba. Faut-il le rappeler le Canada est l’un des principaux investisseurs de l’île. Malgré le rapprochement des conservateurs de Brian Mulroney avec les États-Unis, le Canada conservé le cap qui se traduisait sur le plan économique par un modèle économique et social à mi-chemin entre socialisme et libéralisme et, sur le plan extérieur, par une politique étrangère marquée par la priorité donnée aux actions multilatérales. A l’intérieur de ses frontières, le Canada a néanmoins su établir une dynamique politique et culturelle de compromis avec sa minorité historique : les Canadiens français. Les Québécois admirés, jalousés ou honnis par les « Anglais », ont été et demeurent la composante incontournable à partir de laquelle s’est construit l’équilibre canadien. L’importance de cette référence a déterminé la coopération et l’estime réciproque qui a caractérisé les relations fort contrastées mais efficaces entre ses dirigeants des divers paliers de gouvernement : la relation de confiance entre Lester Pearson et Jean Lesage, la vitalité combattive entre Pierre Trudeau et René Lévesque, la recherche du compromis entre Brian Mulroney et Robert Bourassa. Même Jean Chrétien et Lucien Bouchard étaient, malgré leur apparente antipathie, partie prenante d’une dynamique de confrontation politique qui pouvait servir à construire une culture politique canadienne différente. Pour définir les relations du Québec avec l’ensemble du pays, on pourrait penser à un « pendule patriotique » passant de la confrontation avec le pouvoir et la culture de la majorité anglophone à la recherche obstinée de compromis avec cette même majorité. Mais je crains que cette étape de l’histoire canadienne soit révolue. Une parenthèse de l’histoire politique et culturelle du Canada s’est refermée. Une époque révolue Un nouveau chapitre est en train de s’ouvrir, un chapitre qui aurait pu prendre les couleurs d’un « aggiornamento » pour ce 21è siècle de ce Canada d’après la Révolution tranquille québécoise, d’après l’initiative de Suez, et d’après cette tentative de politique industrielle de haute technologie morte-née par le biais du fameux avion de combat Avro-Arrow. Ce nouveau paradigme politique qui n’est qu’un retour du Canada anglais à ses racines coloniales britanniques s’appelle « l’Anglosphère ». La rectitude politique, cette version postmoderne et intellectuelle du puritanisme dans laquelle nos compatriotes anglo-canadiens sont devenus champions les empêche d’aborder le sujet avec franchise, mais il me semble que l’Anglosphère ait capturé le Zeitgeist, l’esprit des temps des anglo-canadiens. L’Anglosphère est un mot à la mode dans les pays de culture anglo-saxonne au lendemain de la guerre froide. Elle a été définie comme « une civilisation sans contours politiques mais qui fonctionne en réseau (network civilization) » avec comme lingua franca, l’anglais, of course , le système juridique du Common law, une « culture politique et des valeurs communes ». Faut-il ajouter que parmi ces « valeurs », prime la soumission à l’ultralibéralisme économique (dont on voit les effets dévastateurs aujourd’hui) comme il a été promu par Margareth Thatcher et Ronald Reagan ? Le « noyau dur » de l’Anglosphère serait donc constitué par le Royaume-Uni, les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle Zélande, l’Irlande et le Canada. Une civilisation-réseau La solidarité entre pays de l’Anglosphère correspond aussi à une suprématie culturelle. Ce qui explique, entre autres pourquoi Tony Blair, l’héritier de l’épopée travailliste britannique, a préféré se joindre à l’invasion de l’Irak plutôt que s’associer aux positions plus nuancées de ses voisins européens. A l’inverse, les liens culturels et politiques de l’Anglosphère expliquent pourquoi les États-Unis, pays né d’une guerre d’indépendance anticoloniale, ont appuyé la Grande-Bretagne de Madame Thatcher dans la guerre pour le maintien d’une possession coloniale perdue comme les Îles Malouines en 1982. Mais l’Anglosphère est aussi la matrice de la droite politique et culturelle mondialisée. La mondialisation et l’influence culturelle de l’Anglosphère sur les élites politiques du monde est remarquable. Sans être anglophones, les Sarkozy, Berlusconi, Merkel, et ne parlons pas des droites d’Amérique latine, vont y puiser leur inspiration. Pas étonnant que ces élites de droite soient aujourd’hui anglophiles et proaméricaines. Pourquoi ? Parce que ces politiques des droites mondialisées, ont tous compris que dans ce troisième millénaire, le meilleur système capable de garantir les privilèges des riches, de fragiliser et d’apeurer les classes moyennes et de contrôler socialement les classes démunies, est le modèle libéral anglo-saxon. Durant l’Ancien régime, l’aristocratie française était « russophile » , non parce que les nobles s’étaient découverts une soudaine passion pour les icônes orthodoxes, mais parce qu’ils avaient compris que le système de l’époque qui protégeait le mieux les privilèges des nobles était le système tsariste. Le rappel historique ne s’arrête pas là. Les grands moyens de communication (mainstream media) jouent aujourd’hui un rôle comparable à ce que jouait le haut clergé durant l’Ancien régime français : à savoir légitimer le système préféré des classes dirigeantes. Une élite sous influence En effet l’Anglosphère plonge ses références culturelles dans l’Ancien empire britannique et puise sa force de propagande dans le « Soft Power » de la culture populaire et médiatique américaine. Bref, l’Anglosphère serait un terme politiquement correct pour désigner le colonialisme culturel du 21ième siècle. Or colonialisme culturel détermine de facto un colonialisme politique et économique parce que la culture détermine les critères, distingue le bon du mauvais, et surtout, balise les paramètres de ce qu’on entend par « la modernité ». Donnons un exemple : le retard -quelque peu gommée par la crise financière actuelle- d’une France supposément à la traine d’ un Royaume uni qui « marche ». Or ce lieu commun n’aurait pas été possible sans le travail idéologique en amont d’une Anglosphère agissante et triomphante. Car c’est dans l’idéologie et l’établissement des nouvelles normes où se fait ressentir le plus directement l’influence de l’Anglosphère. Peu importe si les faits la démentent. L’important c’est d’y croire ! Que la France ait l’un des meilleurs systèmes de santé du monde ; que son réseau de transport soit l’un des plus efficaces de la planète ; que la productivité de ses salariés soit l’un des plus élevés sur le globe, cela ne compte pas ! L’essentiel c’est que la France -et surtout ses élites- croit à ce retard. Cela s’appelle de la manipulation idéologique et cette manipulation ne peut avoir lieu sans les moyens d’un dispositif techno-culturel hautement performant. A cause de la présence du Québec à l’intérieur de ses frontières politiques, et à cause de son histoire politique récente, on aurait aurait pu croire que le Canada serait réfractaire à se considérer partie prenante de l’Anglosphère. Pour les élites anglo-canadiennes et les moyens de communication « mainstream » dont ils disposent, l’Anglosphère est une opportunité qui leur permet de se trouver en position stratégique dans ce réseau de civilisation. La destination du Canada a changé : il ne s’agit plus de trouver une espace autonome dans le monde mais de se transformer de facto en une région de l’Anglosphère. Les indications de ce changement ne manquent pas. Alors que le « niet » du Québec avait évité au Canada de s’embourber dans la guerre en Irak, le retour d’un gouvernement conservateur a amplifié son implication dans la guerre en Afghanistan ; avec les conséquences que cela suppose. On a l’impression d’assister à un redite de la guerre de Boeurs. A l’époque aussi les Québécois s’étaient opposés à la guerre. Un autre signe : le Canada qui était en pointe sur la question amérindienne a voté aux Nations Unies contre la résolution des peuples indigènes de la planète, en se rangeant du coté de trois pays associés à cette civilisation-réseau qu’est l’Anglosphère. Il est intéressant d’analyser l’impact de cette nouvelle orientation sur le Québec : comment réagiront culturellement et politiquement des francophones irréductibles et irréductiblement fiers de leur identité linguistique et culturelle, quand ils se rendront compte qu’ils sont désormais dans un Etat, réduit à un simple région de cette nouvelle « network civilization » ? En fait, les élections législatives du 14 octobre prochain donnent une idée de ce qui pourrait être une nouvelle tendance : la scission de l’électorat francophone et souverainiste marqué par le passage du Québec d’en -bas aux conservateurs d’une part et des urbains francophones au parti néo-démocrate d’autre part. L’idée serait pour les conservateurs de créer, sous leur bannière, une expression fédérale de l’ancienne Union Nationale. Rien d’étonnant à cela car naguère l’avènement de l’Union Nationale a été dans l’histoire du Québec une tentative de « sauver les meubles » de l’identité francophone dans un Canada colonial. D’autre part l’alternative serait de chercher dans l’opposition sociale-démocrate canadienne un allié . Il y a là à mon avis une opportunité pour Jack Layton de transformer le NDP en une force majeure d’opposition capable de fédérer des réalités culturelles politiques et identitaires différentes mais unies dans l’opposition à ce projet de voir le Canada se transformer dans une région d’un « réseau » comme l’Anglosphère dont le but est la colonisation néo-libérale du monde par le bais de sa domination culturelle. En effet, Layton pourrait regarder du côté de l’Europe où l’on parle avec plus en plus d’insistance d’une mouvance qui voudrait se constituer autour d’un Parti démocrate européen. Il s’agit là d’une initiative qui trouve des relais politiques et culturels différents autant à gauche qu’à droite. Affaire à suivre. Robert Scarcia Grand reporter - Eurocanada.info Canada Newropean |